Je me souviens du jour où je me suis disputé avec mon frère. Je me souviens du jour où je me suis disputé avec ma mère. Ce doit être peu après que mon père a décidé que je n’existais pas. Je me souviens avec douleur la dernière fois que j’ai vu mon grand-père. Je me souviens la dernière fois que j’ai vu ma grand-mère. Et je ne sais même pas s’ils sont morts.
Hier en pissant, je regardais à droite le mec bien foutu sur le calendrier, puis à gauche le calendrier des anniversaires. Aujourd’hui : l’anniversaire de Jean. Faut pas que je l’oublie, même si le fait de lui souhaiter « bon anniversaire » avec quelques jours de retard en est presque devenu une tradition. Et puis, quelques jours plus loin, j’ai indiqué « Pa ». Et chaque année lorsque je lirai « Pa », je reverrai mon grand-père à l’hôpital, le visage tel celui du « Cri » de Munch, mais sans cri. Seulement le bruit de sa respiration, seul indice qu’il vit encore, parmi les bruits de l’hôpital : les bips des machines et les rires provenant du local des infirmières. Je n’ai pas osé le réveiller, j’étais moi-même défiguré par la douleur. Je me suis enfoui de l’hôpital. Parfois j’aimerais qu’il sache que j’étais là. Qu’il sache que je l’aime. Mais je suis certain qu’il le sait. Pa n’était pas de ce genre, il ne jugeait pas sur les apparences.
Je ne sais pas s’il est mort. Je suppose que oui.
Je ne sais pas ce qu’est devenue ma grand-mère. Comment elle a supporté le coup. Je sais qu’elle est profondément triste de ne plus me voir, mais elle a trouvé pleins de raisons de croire que toutes les fautes venaient de moi.
Je ne vois plus personnes dans ma famille. Personne.
Je suis certain que tout le monde me reproche de ne plus prendre contact. On me reproche surtout mes derniers mots à ma mère : « Pour moi, tu peux crever ».
Personne ne s’est jamais insurgé lorsque ma mère m’habillait, pendant toute ma jeune enfance, en fille, cette folie qu’elle avait jusqu’à me faire mettre un bikini sur la plage. Elle s’est arrangée pour ne pas être déçue de ne pas avoir su pondre une fille.
Personne ne s’est jamais insurgé de la différence de traitement entre mon frère et moi.
Personne ne s'est jamais insurgé lorsque, handicapé pendant quelques années suite à une maladie musculaire, tous avaient pitié pour ma mère et semblaient ignorer ma douleur et ma honte.
Personne ne s’est jamais insurgé lorsque ma mère me considérait comme « sale » alors qu’elle faisait allusion à autre chose et qu’elle voulait véritablement dire « sale PD ».
Personne, c’est ma famille, ce sont les amis de ma famille, ce sont les voisins. Se rendent-ils compte de ce qu’ils ont fait ou de ca qu’ils n’ont pas fait ?
Alors si dans un moment de colère j’ai pu dire à ma mère « Pour moi, tu peux crever », je ne le regrette pas, car m’éloigner de cette famille m’a sauvé. Je ne le regrette pas, et peut être je le pense.
Je vis ma vie, je suis épanoui et j’aime mon mari. Mais j’avoue que je pense souvent à mes grands-parents et à mon Oncle Félix, les seules personnes de ma famille qui ont été humain avec moi.